03 - "Brigand de rivière" Par Charles CANIVET - 1896
Remerciements à Christophe Canivet (ayant des deFortescu parmi ses ancêtres)
pour le partage de cet ouvrage
Charles CANIVET (1839-1911), était journaliste, critique littéraire,
à Paris mais aussi poète et écrivain et l'essentiel de ses oeuvres littéraires s'inspiraient de
ses souvenirs de vacances ou de jeunesse dans sa Normandie natale.
Il est né à Valognes mais sa famille était originaire des environs de Caen.
L'auteur est aujourd'hui oublié mais, en son temps, il reçut deux prix
de l'Académie Française et faillit en avoir un ou deux autres.
Accessoirement, Christophe Canivet partage ses ancêtres éponymes au-delà du règne de Louis XIV
Le personnage de la nouvelle est a priori fictif mais avec Charles, on ne sait jamais.
BRIGAND DE RIVIÈRE
par Charles CANIVET
(1896)
Un matin d'été, très clair et très chaud, un de ces matins où les mouches et les milliers d'insectes qui
volent lourdement sous les futaies font une musique bourdonnante, aussi continue que monotone, je
partis de bonne heure, pour gagner le moulin de Fortescue.
C'était un de ces vieux moulins à peu décrépits, mais qui marchent encore, de temps en temps, malgré la
mortelle concurrence des établissements modernes. Les trappistes de Bricquebec ont tué la petite
meunerie, dans la partie nord-ouest de la presqu'île de la Manche. Avec une patience rare et un travail
acharné, ils ont commencé par défricher des terres incultes, s'arrondissant petit à petit, faisant rendre au
sol tout ce qu'il peut donner, transformant en terre arable de vastes étendues de landes, bref faisant une
besogne des plus fructueuses pour la communauté. C'est le progrès. Les petites initiatives individuelles
sont tuées ou absorbées par ces grandes entreprises où le travail de chacun contribue à la fortune
collective, et le moulin de Fortescue n'était plus qu'un moulin de quatre sous, presque toujours muet, et
dont les deux grandes roues immobiles se couvraient, un peu partout, d'herbes amies de l'humidité et qui
poussent dans les interstices des vieilles planches à demi pourries.
C'était la solitude et le silence au lieu du bruit et de l'encombrement d'autrefois. Le moulin vieillissait,
l'homme aussi, et ils s'en allaient tous deux, de conserve, dans l'irréparable ruine. C'est le sort commun
des choses et des hommes; seulement, de ceux-ci il ne reste rien, tandis que celles-là, en s'effondrant,
persistent longtemps encore après qu'elles sont devenues inutilisables.
Que résultait-il de cela? Une chose bien simple : Fortescue ne pouvant plus vivre de son moulin, s'était
fait braconnier de rivière. Il pêchait, ou plutôt il détruisait le poisson, à l'aide de moyens très
répréhensibles, et il le savait. Mais enfin, ce n'était pas sa faute, à cet homme, si le progrès le ruinait et
l'obligeait à commettre des indélicatesses. Dans les premiers temps, cela le gênait; il savait qu'il agissait
mal et s'en consolait difficilement. Mais enfin, on se fait à tout, en ce bas monde, et, grâce à l'habitude, ce
qui parait monstrueux, dans les débuts, finit, avec l'usage et l'expérience, par sembler très naturel.
Ainsi pensait Fortescue qui, ne pouvant plus gagner sa vie avec son moulin, avait nécessairement
recours à d'autres moyens et exploitait, de façons différentes, la rivière qui l'aidait autrefois à transformer
en son et en belle farine blanche les sacs de blé qu'apportaient au moulin des clients aujourd'hui
disparus. Et comme, ainsi que nous le disions, on se fait à tout, au bien comme au mal, peut-être plus
aisément encore au mal qu'au bien, Fortescue n'était plus travaillé par le moindre remords.
Le soir, il tendait, dans les parages du moulin, des lignes de fond, amorcées suivant les saisons, et qu'il
levait de très bonne heure; le jour, pendant l'été, il pêchait à la mouche, avec une adresse rate, ferrant les
truites gourmandes avec une habileté extraordinaire. Mais, ce sont là choses permises, ou à peu près,
quand la pêche d'eau douce est autorisée. Ce qu'il faisait de mal, de très mal même, c'était de dessécher
les petits cours d'eau limpides et rapides qui se jettent dans la rivière. Pour cela, il creusait une tranchée
peu profonde, en forme de demi-cercle, après avoir établi un barrage facile. Alors, l'eau du ruisseau s'y
précipitait et rejoignait en aval le cours naturel. Mais, dans l'espace desséché bientôt, les truites surprises
s'allongeaient sur le fond, et Fortescue n'avait plus qu'à se baisser pour les prendre. Tout le monde le
savait, les gardes particuliers aussi bien que le garde-champêtre, mais, à force de pratique, Fortescue
s'entendait à les dépister tous. Tout au plus avait-il comparu, deux ou trois fois, devant la police
correctionnelle de Cherbourg, d'ailleurs désarmée, ou à peu près, car, en fait d'engins, l'ancien meunier
ne possédait rien qui vaille et défiait toute confiscation. La justice le relâchait donc, faute de preuves, et il
reprenait, aux jours propices, son métier fructueux. Puisque le moulin ne marchait plus, il fallait pourtant
bien vivre. Braconniers de gibier et braconniers de poisson sont tous les mêmes : ils ne comprendront
jamais que le gibier qui court et le poisson qui nage soient la propriété de quelqu'un.
J'arrivai au moulin par ce beau matin de juillet, où l'on n'entendait guère que le bruit de la petite rivière
tombant dans le bief, et passant sur l'arbre des deux roues immobiles. La clientèle s'affirmait de plus en
plus par son absence. Cependant, la porte du moulin était ouverte, du moins dans sa partie supérieure, le
bas étant clos, comme c'est la coutume dans la plupart des habitations bas-normandes. Passer le bras en
dedans et soulever la clenche, c'était l'affaire de rien du tout ; mais Fortescue avait de bonnes raisons de
ne pas craindre les voleurs. On ne se serait pas risqué à pénétrer chez lui, avec une demi-effraction,
histoire de s'emparer de quelques anguilles de forte taille, suspendues à l'intérieur de la cheminée et
enduites de beurre, de gros sel et de poivre, sous leur peau recousue.
Me doutant bien qu'il n'était pas loin, je le hélai :
Ohé ! Fortescue, ohé ?
Bientôt une voix répondit, et, par la brèche d'une haie, je vis apparaître le meunier, la mine déconfite et
tenant un morceau de ligne de deux ou trois pieds de longueur, ou plutôt une espèce de corde coupée,
car il n'y avait plus le moindre hameçon. Et même, avant de prendre langue, Fortescue, d'un air tout à fait
navré, s'écria :
Ah ! le brigand, le brigand ! Tenez, Monsieur, voilà tout ce qu'il m'en a laissé; mais je le repincerai,
aussi vrai que je m'appelle Fortescu.
Eh bien ! lui demandai-je, cela ne va pas plus mal?
Au contraire, Monsieur, ça ne va pas bien du tout; figurez-vous que cette crapule en se débattant,
car il était pris, ça j'en mettrais mes deux mains au feu, a brisé ma ligne comme un fil de deux
sous, et qu'il s'en est allé avec l'hameçon dans le museau; canaille ! Les derniers mots n'en sont
pas dits, et dès ce soir, je pourrais bien lui régler son affaire.
Et voyant mon ahurissement, il continua, avec moins de démonstrations:
Excusez-moi, Monsieur, mais c'est du brochet que je parle. Voilà des semaines que je le guette;
mais ces bandits-là sont pleins de ruses, et, pour en avoir raison, à peu près sûrement, il faut
qu'ils aient le ventre vide. Alors, je m'y prends en conséquence; je tends, l'heure propice, avec un
poisson vivant enfilé par le dos à l'hameçon tout à fait masqué, et voilà ce que je retrouve à
l'instant même, ce bout de corde inutile, pendant que le gredin court encore, avec ma ligne dans
la gueule.
Eh bien, Fortescue, vous le retrouverez mort et charrié au fil de l'eau, un de ces jours.
Vous croyez cela, Monsieur ? Eh bien, détrompez-vous, ces gaillards-là, comment s'y prennent-ils,
ça je l'ignore, finissent toujours par se débarrasser de ce qui les gêne et recommencent de
plus belle leurs brigandages. J'ai comme idée, cependant, que nous le retrouverons au coucher
du soleil, et s'il m'échappe, je jure de le laisser mourir tranquille. Vous en serez, mon-sieur, si vous
voulez. »
Sapristi ! Je ne demandais pas mieux, et je me dis que la journée qui commençait, me paraîtrait fort
longue :
Le mieux, dis-je à Fortescue, serait de se mettre quelque chose sous la dent, car je commence à
sentir les réclamations de mon estomac.
Très ennuyé, il baissa les yeux:
Diable, fit-il, c'est n'y a pas grand chose à la maison.
Allons jusqu'à l'auberge, parbleu ! Des ufs, du jambon et un bon café par là-dessus, n'est-ce pas
ce qu'il nous faut? et nous avons le temps, puisque vous venez de me parler du coucher du soleil.
Ça, c'est la vérité ! se mettre en quête du pirate avant cela, serait peine perdue. C'est au moment
de son sommeil que je le surprendrai, en admettant qu'il puisse dormir avec les fers pointus qu'il
doit avoir gardés dans la mâchoire.
Le couchant venu, nous nous en allâmes le long de la rivière, Fortescue avec un fusil sous le bras,
marchant lentement, sans bruit et sans paroles. De temps on temps, un poisson sautait, happant une
mouche ou un criquet tombé à l'eau, de la pointe des herbes; puis, tout retombait dans le silence
vespéral. Seules dans les herbages voisins, les bêtes à l'herbe mugissaient, dans l'attente des filles de
ferme qui devaient les traire.
La surface de la rivière était lisse comme un miroir, sans courant appréciable, et Fortescue, marchant tout
au bord, observait. Tout d'un coup, il s'arrêta, et d'un geste du bras, me fit signe d'approcher. Quand je fus
près de lui, il me montra du doigt quelque chose qui ressemblait à un long morceau de bois mort, arrêté
par un enchevêtrement de roseaux. Et comme je l'interrogeais du regard :
C'est lui, me dit-il. Ne voyez-vous pas le bout de corde qui sort de sa gueule et s'allonge le long de
son corps, au fil du courant? II dort, l'animal, malgré sa blessure et son ventre vide, car il n'est pas
facile d'avaler avec un pareil outil entre les dents ; mais, pour sûr, ii ne se réveillera pas!
Le monstre, allongé en ligne droite, à contre-courant, me paraissait énorme, dans une immobilité
complète, à fleur d'eau, et il fallait les yeux exercés de Fortescue pour le reconnaître ainsi, au fil de la
rivière.
Tout d'un coup, il épaula et fit feu. La bête eut un soubresaut et disparut, mais, un instant après, elle
reparaissait, le ventre en l'air, morte, le corps en travers des roseaux, et glissant insensiblement vers le
bord, où Fortescue la saisit non sans se mettre à l'eau jusqu'à la ceinture.
Nous rentrâmes au moulin par des sentiers détournés, étouffant autant que possible le bruit de nos pas,
le coup de fusil ayant bien pu éveiller l'attention de quelque fâcheux.
Le brochet monstrueux avait reçu toute la charge de plomb dans la tête, et, dans sa mâchoire inférieure
l hameçon était fiché, très profondément, de sorte qu'il n'avait pu s'en défaire et que, dans ses efforts
désespérés, il s était blessé la mâchoire supérieure, toute sanguinolente, et que de petits ruisselets
rouges se glissaient entre sa denture effrayante.
D'un large coup de couteau, Fortescue lui ouvrit le ventre, pour le vider et le garder plus frais, jusqu au
lendemain, à cause de la chaleur, et je n'oublierai jamais la stupéfaction de sa physionomie, quand il
aperçut une demi-douzaine au moins de poissons à moitié broyés.
Malgré son affreuse et douloureuse blessure, le monstre n'avait pu résister à son appétit vorace et,
malgré la ligne rompue, s'était mis en chasse.
Et comme Fortescue me voyait encore plus ahuri que lui-même, il s expliqua :
II ne faut pas que cela vous étonne, Monsieur, et les brigands de l'eau sont bien pires que les
brigands de terre : ils mangent toujours.
Et il ajouta, en riant malicieusement :
En voila qui font d'autres ravages que nous, dans les rivières ; mais on n'a pas encore trouvé le
moyen de leur dresser procès-verbal. Cette engeance et la loutre sont un double fléau pour tous
nos cours d'eau. Eh bien, tuer une loutre est action méritoire, tandis que tuer un brochet de cette
taille constitue un délit. Expliquez-moi cela, vous qui êtes savant, si vous pouvez. Pour moi, ça
dépasse les bornes de mon entendement.
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